Note introductive
« J’ai examiné des petits bouts de mon enfance. Ce sont des morceaux d’une vie lointaine qui n’ont ni forme ni sens. Des choses qui se sont produites comme des poussières. » Quand ce recueil a paru aux États-Unis, Brautigan avait à peine plus de trente-cinq ans, parvenu « à mi-chemin », au lieu et temps des bilans, peut-être, et des nostalgies.
Aucun autre livre de Brautigan n’est aussi chargé du lyrisme des souvenirs d’enfance, ni aussi marqué de cette sereine fraîcheur, exempte de toute complaisance, dont il est toujours tant loué. Si, en un autre temps, Brautigan rêvait de finir sur le mot mayonnaise, c’est un accompagnement aigre-doux qu’il paraît nous servir ici. Car ces soixante-deux courts textes, qu’on hésite à appeler nouvelles, sont autant de petites victoires sur les ruses du sort et du temps, et sur soi-même, une succession d’instants privilégiés où l’étrange impassibilité du conteur réalise l’alliance tranquille du malheur et de la blague, jusqu’à ce que telle révélation finale, en forme d’envoi, dissipe l’apparente légèreté du rien, une manière de réconciliation, enfin, avec ses propres amertumes, avec une société américaine en échec, avec l’absurde et le dérisoire de tout l’univers.
Comme les ivrognes de « Atlantideville », les personnages de la Vengeance de la Pelouse nous parlent tous, d’une certaine façon, de cités perdues. Les fous, les folles, les sorcières, les solitaires, les ivrognes, les artistes ratés, les marginaux, les paumés, les parasites et les victimes de la société, et tous ceux qui passent leur vie à s’inventer d’autres vies, Brautigan les côtoie, ils habitent San Francisco, Tacoma ou l’Oregon, mais peuplent l’Amérique, c’est lui, c’est vous, c’est moi, c’est parfois toute l’humanité. Leurs échecs dénoncent le leurre de l’aventure américaine, l’imposture de ses chatoiements et les faux-semblants de ses réussites, et accusent une société vouée à la dérive, dans un royaume pourri d’avoir trahi la promesse de ses origines.
On comprend ainsi que mourir n’est rien au terme d’une existence végétative de morts-vivants, car si l’on meurt deux fois chez Brautigan, la deuxième n’est paradoxalement qu’une voie ouverte sur le chemin perdu depuis trop longtemps, ou sur une promotion : « Quand on vit dans cet hôtel, mourir, c’est gravir un échelon. » Cela aussi, ça pourrait être un bon mot, « n’était le fait que les gens ont besoin d’un peu d’amour, et bon Dieu que c’est triste, parfois, de voir toute la merde qu’il leur faut traverser pour en trouver ». Alors, à la frustration des amours déçus et à la solitude des liaisons sans lendemains, certains opposent le rêve intersidéral d’un ailleurs, une littérature de pacotille et un cinéma à quatre sous. Devant la puissance et l’attrait de l’argent, l’Américain moyen perd son âme, et la main irresponsable qui enterre le chien sénile la tête tournée vers Los Angeles et non vers l’Ouest commet une fois encore l’erreur de l’Amérique, qui la détourne de son sens et de son salut, pour la conquête d’une gloire plus facile, et bloque le processus du vieux rêve américain.
Trajectoire historique d’une chute, le livre s’ouvre sur la silhouette plantureuse de la grand-mère, hommage et fascination de l’enfant remontant plus avant dans son passé – on pense aussi à cette autre grand-mère qui fait l’ouverture du Tambour, affirmant, au milieu de son champ de pommes de terre, la pérennité du végétal – celle-ci, les bras dans son bourbon, continue de défier les lois avec l’obstination sourde de sa pelouse, et incarne le triomphe du vivant. On finit sur la mort symbolique du père. Tout comme, ailleurs, les accidents de la route deviennent des moments clés de l’Histoire, les dates qui jalonnent les trente-trois épisodes de la vie de ce Père signalent la fusion de l’histoire individuelle et sociale, elle-même coulée dans le mythe chrétien, que bousculait déjà cette irrévérencieuse trinité littéraire pitoyable et ratée de « 1/3, 1/3, 1/3 », en reproduisant l’entreprise grotesque et vaine de création.
On en conclurait au pessimisme de Brautigan, s’il n’était, à côté des bourbiers, des champs inondés par la pluie, des étangs emplis de bûches noircies par l’hiver, un lieu secret de rédemption, le cercle dans la prairie, et les trois daims qui ne peuvent échapper au regard de l’enfant. La petite fille, debout derrière le pasteur, toute petite et toute seule, le cache, et son innocence émerveillée et silencieuse transmet le vrai message – on songe à celle qui jouait sur les genoux de la Pêche à la truite en Amérique, on songe aussi à Pearl dans les bras de la femme adultère.
Ici brille le soleil imaginaire dont s’abritait l’écrivain raté. Le rêve d’oranges et de soleil éternels que vendait Jack, on l’atteint par le biais de l’enfance et d’un regard neuf. Il faut creuser, faire son trou, habiter le centre du rocher ou s’enfoncer dans le buisson empli de mures. L’écriture de Brautigan invite à traverser une poupée russe : tel est l’itinéraire du retour vers l’origine, ainsi s’accomplit la métamorphose et se révèle le sens du sacré.
Les récits de chasse et de pêche expriment la même nécessité d’isolement, la conscience d’être dans sa quête, au milieu d’un non-lieu personnel, et consacrent les retrouvailles de l’homme avec lui-même. Toute expérience de pêche est une descente le long des tunnels d’arbres serrés, vers un havre de salut.
Assis sur le perron, Cameron fixait la rue au-delà des rosiers de la cour, et encore au-delà de la rue. Peut-être, comme le grand-père fou de la première nouvelle, qui avait prédit la date de la Première Guerre mondiale, mais qui s’imaginait qu’il était encore enfant, détenait-il le secret de la sagesse ? Il reste l’immense dignité de ses mains au repos. Il reste les rivières, et les courbes irisées et fugaces des arcs-en-ciel.
Marie-Christine Agosto.